- ISLAM - L’archéologie
- ISLAM - L’archéologiePar l’objet de son étude, tout entier dépendant d’une seule et même civilisation, l’archéologie islamique semble dès l’abord trouver cohérence et unité. Le phénomène islamique sous-jacent à chaque moment de la vie du monde musulman ne saurait pourtant nous masquer l’extrême diversité d’aspects d’une histoire longue déjà de plus de treize siècles: peut-on traiter semblablement des témoins de l’âge de Charlemagne ou de celui des T’ang et les documents d’un siècle qui, de Bonaparte aux débuts du monde colonial, annonça la mutation de l’Islam confronté à l’expansion européenne? On sait, en outre, combien cette histoire fut celle d’un empire étendu très vite à trois continents, du détroit de Gibraltar à l’Asie centrale, mais aussi comme on ne saurait en exclure l’Inde, l’Afrique au sud du Sahara ou l’Indonésie. Les dimensions mêmes de ces terres d’Islam laissent supposer mille forces de rupture. Peut-on donc seulement tenter de regrouper en une seule étude des pays de passés, de climats et de goûts politiques parfois si opposés à l’unité de l’Islam? Ces seules remarques liminaires marquent déjà l’originalité de la discipline, la richesse du patrimoine qu’elle exploite mais aussi l’impossible tâche qui semble être la sienne. Elles posent le problème de sa propre histoire.On comprend ainsi que l’archéologie islamique soit une expérience encore toute récente. Née, pour son développement scientifique, dans la première moitié du XXe siècle, elle illustre une des dernières rencontres de l’Islam et de l’Occident. Il convient pourtant de mieux la situer dans une perspective plus longue; il fallait aux chercheurs, souvent occidentaux, pénétrer assez le monde de l’Islam comme de l’intérieur pour réagir aux témoins qu’il conserve, aussi bien que pour les apprécier justement: y étaient-ils préparés par ce que la tradition culturelle occidentale avait depuis longtemps assimilé de la vie de l’empire islamique – et parfois même partagé avec lui? C’est sur cette base qu’on peut ensuite s’essayer à découvrir ce qu’une archéologie enfin scientifique a révélé du monde musulman: nous tenterons de rappeler quelques-unes de ses découvertes. Mais au rebours de ce qu’il en est pour bien des archéologies, celle de l’Islam concerne un monde encore vivant; bien plus, ses pays se veulent attentifs, sinon liés, à leur propre passé au moment même où l’indispensable développement et l’acquisition de technologies récentes semblaient les en écarter. Le phénomène islamique nous était apparu dès l’abord comme un principe d’unité pour ce monde très divers comme pour la discipline qui tente d’en transformer les vestiges matériels en documents d’histoire. Une perception renouvelée de son importance permet-elle d’en discerner l’avenir?1. Archéographie et archéologie au sein du monde islamiqueLa naissance d’une véritable archéologie en terre d’Islam a été comme souvent précédée par une activité de description des sites et des monuments. Les ouvrages les plus anciens des auteurs arabes ou occidentaux, riches surtout de formules stéréotypées, recèlent pourtant des notations précises, constituent parfois l’ébauche d’une véritable description. Surtout, bien des images nous donnent aussi d’utiles renseignements sur la vie de l’Islam d’autrefois: on pense bien sûr d’abord, dans cet univers trop négligé, aux miniatures persanes, mais bien d’autres documents subsistent. Dès le haut Moyen Âge les bois fatimides du musée du Caire, comme les ivoires omeyyades d’Espagne ou même certaines céramiques, nous livrent de très précieux compléments à l’information monumentale. Il faut y joindre des illustrations de manuscrits comme celles des Séances d’al- ネar 稜r 稜, conservées à la Bibliothèque nationale de Paris, ou même celles des Cantigas , pièces de musique attachées au nom du roi de Castille, Alphonse X le Sage. Toutes ces œuvres d’art, comme certaines peintures rehaussant murs ou plafonds, à l’Alhambra de Grenade par exemple, mériteraient d’être mieux exploitées.Le début d’une certaine archéographie daterait plutôt des premiers siècles de l’époque moderne: nous en sommes redevables à tous les «voyageurs» qui, pour des motifs très divers, découvraient ou faisaient connaître les pays musulmans. Léon l’Africain nous a laissé une excellente description de certaines villes marocaines, mais son texte serait peu utile à l’archéologue si des gravures disponibles ailleurs ne venaient le compléter de témoignages plus directement perceptibles. Telle ville royale disparue nous est restituée d’abord par une perspective cavalière richement ornée que conserve, en annexe d’un récit de rachat de captifs, la bibliothèque de l’Escorial; un plan le complète, rapporté plus tard par une mission diplomatique. Un monument perdu a ainsi été retrouvé par la confrontation de maigres vestiges avec quelques-unes de ses représentations graphiques.Un cas plus probant peut-être est celui de l’étude des côtes islamiques méditerranéennes. On savait le rôle des rivages et des ports dans les luttes de guerre sainte aussi bien que dans la vie économique. Mais ni les vestiges connus ni les textes ne suffisaient à résoudre, par exemple, le problème de l’évolution médiévale des ports, de leurs défenses et des chantiers de construction navale qui les accompagnaient. Or, nous possédons là aussi de nombreux documents graphiques: vues dessinées depuis la mer à l’usage des navigateurs, mais aussi plans et perspectives dus à des voyageurs ou à des artistes: ainsi les Civitates orbis terrarum , recueils de gravures de villes accompagnées de notices, nous livrent l’image très claire de types architecturaux communs à l’ensemble de la Méditerranée islamique: partout on voit comment, d’Alexandrie à la Tunisie et aux Colonnes d’Hercule, des ports tendent à s’abriter derrière des enceintes. En Anatolie, à Tanger ou à Malaga, les chantiers de construction regroupaient sans cesse, nous le voyons, les mêmes nefs voûtées parallèles où étaient assemblées les coques. Cette « archéographie» des débuts de l’âge moderne, involontaire peut-être, nous apprend ainsi, en même temps qu’elle nous découvre la vie des côtes, les échanges qui existèrent sans cesse entre tous les pays du monde musulman.Mais c’est seulement au XIXe siècle que l’intérêt engendré par l’Islam suscita des entreprises scientifiques ou, à tout le moins, systématiques. Il faut bien sûr citer la campagne d’Égypte et l’Institut que créa Bonaparte: un étonnant dépouillement d’antiquités égyptiennes marque le début d’une activité monographique sans équivalent. Chacun pense d’abord aux vestiges pharaoniques, mais il suffit de feuilleter la Description de l’Égypte pour sentir que cette enquête déjà pluridisciplinaire est l’annonce du travail scientifique moderne. On ne doit pas oublier la remarquable moisson graphique que livrent plus tard les carnets des artistes d’époque romantique: Coste, Taylor, ou Dauzats, mieux que Delacroix, ont très près de nous publié dessins ou gravures qui, joints aux documents du Moyen Âge ou de l’époque moderne, fournissent au chercheur d’aujourd’hui la source d’une archéologie fondée aussi bien sur l’étude minutieuse du terrain que sur celle de cette archéographie de l’Islam.2. Le développement de l’archéologie islamiqueLes terres riveraines de la Méditerranée orientale comme les régions de Mésopotamie ou de Perse illustrent bien, avec la naissance de l’archéologie islamique, ses apports et ses lacunes. Un travail considérable a été accompli, souvent par un personnel très hétéroclite: fonctionnaires ou militaires, praticiens de la langue comme islamologues d’autres spécialités se sont parfois consacrés à l’étude des monuments et des sites; certains omirent seulement d’apprendre l’archéologie. On s’étonne de même que seules les séries monumentales antérieures au XIIe siècle aient surtout été retenues. Il faut regretter aussi que les vestiges les plus humbles, ceux de la vie quotidienne, n’aient guère été abordés. Mais dans l’ensemble l’effort surtout consacré à l’âge des Omeyyades syriens et des Abbassides mésopotamiens nous révèle, avec des progrès constants de la discipline, une claire vision de ce que le document archéologique peut apporter à la connaissance de l’Islam naissant.L’archéologie, élaborée pour des périodes plus anciennes, dut s’adapter à ce nouvel objet d’étude où la fouille paraît dès l’abord trop rare. Il est vrai que bien des monuments ont conservé leur fonction originelle; un lieu de pèlerinage comme la Coupole du Rocher de Jérusalem, très restaurée sans doute, ou encore la Grande Mosquée de Damas, en partie refaite après l’incendie de 1893, présentent toutefois en élévation des architectures et des décors parfaitement utilisables. La première évolution de la discipline fut donc un changement de mentalité: il fallut substituer aux idées reçues celles que dictaient l’analyse méthodique du document archéologique considéré à la fois dans sa totalité et dans son histoire. On voit ainsi qu’à un projet d’étude exhaustive et surtout monographique de séries privilégiées, conçu selon les modes scientifiques du XIXe siècle, s’est peu à peu substituée une étude plus modeste, moins sûre d’elle-même mais plus soucieuse de la réalité originale du monde islamique qu’elle tente de pénétrer.Le cas des célèbres «châteaux omeyyades» est, à ce propos, tout à fait éclairant. Un vaste travail de repérage avait identifié de nombreuses enceintes fortifiées. À quoi servaient jadis ces ruines de situations et de tailles très diverses? Elles devinrent, selon une ingénieuse théorie, des «châteaux du désert». Leur position ne permettait pas d’y reconnaître des architectures défensives; on fit donc de leurs bâtisses, ménagées le plus souvent entre une cour à portique et l’enceinte, des refuges que justifiaient les goûts supposés de princes arabes nomades, incapables de vivre dans les villes syriennes sans de périodiques retours à la vie du désert; les califes omeyyades avaient adopté cette «mode». Mais on s’aperçut ensuite que ces «villégiatures bédouines» étaient parfois accompagnées de barrages et de réseaux hydrauliques, voire d’enclos enserrant des zones jadis irriguées et cultivées et même de traces de villages sans doute destinés à des cultivateurs. C’était le cas au Qasr al-Hayr l’Oriental où Sauvaget avait bien vu qu’il ne s’agissait pas d’un décor pour mode champêtre mais d’un document d’histoire rurale. Les fouilles d’Oleg Grabar et de son équipe viennent d’identifier comme un caravansérail et une ville les deux édifices majeurs de ce complexe agricole. Ces exploitations attestent qu’une mise en valeur des terres du califat avaient été entreprise très tôt. On sent bien ici le bénéfice des progrès de la discipline.L’apport de cette archéologie des premiers moments de l’empire est d’ailleurs considérable. Ainsi, on avait cru, à découvrir les ruelles tortueuses des villes islamiques du début du siècle, qu’il s’agissait là d’un des caractères permanents de ces cités: or la mad 稜na de ‘Anjar fouillée au Liban par l’émir Chehab démontre qu’on était fidèle à un schéma hellénistique aux îlots rectangulaires situés dans une enceinte barlongue, parcourue d’axes orthogonaux semblables à un decumanus et à un cardo : cet exemple après celui de Laodicée impose donc de réviser quelques idées reçues. Surtout, villes ou châteaux avaient ainsi mis en évidence la parenté entre les œuvres islamiques et l’architecture héritée par les Omeyyades de leurs prédécesseurs byzantins. Le bain de Khirbat al-Mafjar publié par R. W. Hamilton, le plan de la Coupole du Rocher ou les décors de la Grande Mosquée de Damas confirment la fidélité des Omeyyades aux leçons de l’architecture locale. Nulle copie servile n’apparaît mais l’archéologie a démontré par des documents irréfutables qu’une fructueuse pérennité des formes locales s’était très vite imposée en terre islamique.Une autre continuité fut de même rendue évidente par les travaux effectués sur les terres d’Irak. Dès 750, le siège du pouvoir, devenu celui des califes abbassides, fut transféré en Mésopotamie. Pouvait-on rester fidèle à l’architecture de pierre syrienne tandis qu’on bâtissait aux rives du Tigre ou de l’Euphrate? À défaut de Bagdad, trop détruite, les villes palatines de S marr , connues en particulier par les travaux de Herzfeld, nous montrent que se sont alors imposés à l’Islam de tout autres partis. Sur plus de trente kilomètres, la rive du Tigre est bordée de bâtisses immenses: de longs murs de briques crues ou parfois cuites, allégés de défoncements ou décorés de stucs ont commencé d’être explorés. La photographie aérienne permet seule de donner une juste vision d’un site qui semble échapper aux possibilités de l’archéologue. Des luxueux palais dictés par le cérémonial abbasside aux réalisations plus techniques des canaux et aux formes de détail, c’est l’architecture de l’Asie qui vient ici s’imposer. L’évocation de ces découvertes d’un particulier retentissement le rappelle, cette première archéologie situe les œuvres et le cadre de vie du centre de l’Islam à la confluence de courants asiatiques et méditerranéens recueillis et adaptés par les conquérants arabes et leur personnel de cour. La fidélité aux traditions locales, perçue dès l’abord, permet-elle de penser qu’une même archéologie peut traiter, avec de semblables références et des méthodes identiques, de l’ensemble de l’empire?3. Archéologie islamique et archéologies régionalesL’histoire des recherches semble l’indiquer même si une tendance régionale exagérée a parfois marqué leur développement. L’Ifr 稜qiya – la Tunisie actuelle – fut tour à tour romaine, byzantine et musulmane; l’influence des envahisseurs est sensible à la Grande Mosquée de Kairouan: premier art islamique et traditions locales se mêlent dans une bâtisse dont le plan comme les céramiques de son mi ムr b attestent cependant qu’on connut très tôt les partis et les modes de S marr . Une ville de gouvernement du IXe siècle s’élève à Raqq da, à quelques kilomètres de la ville de la conquête: elle admet la brique crue mais ses plans restent proches de traditions méditerranéennes. Une nouvelle ville royale enfin, プabra-Man ル riyya, due aux Fatimides, révèle, au Xe siècle, le déferlement d’influences mésopotamiennes aux portes mêmes de Kairouan. Le développement des fouilles atteste ainsi l’influence, tempérée il est vrai, des zones centrales de l’empire.En revanche, des travaux accomplis à la première grande mosquée iranienne d’I ルfah n viennent de nous apprendre comment chaque région sut aussi réagir à ces influences. L’édifice maintes fois remanié suscitait d’incessantes hypothèses mais semblait échapper à toute conclusion véritable. E. Galdieri prit le parti de pratiquer d’habiles sondages sous les sols comme dans les murs de l’édifice, dont l’histoire put ainsi être restituée. L’époque abbasside avait doté le site d’une mosquée dans le goût des édifices de Samarra. Une première réfection avait correspondu à une première irruption des goûts locaux. Au XIIe siècle un pavillon à coupole était implanté devant la niche du mi ムr b; isolé d’un passage découvert du reste de la salle de prière, il imitait une vieille formule de temple iranien. Un peu plus tard enfin, un dispositif à quatre iwans modifiait la cour dans la tradition de toute l’architecture régionale. Là encore, les conclusions d’une saine étude archéologique sont sans appel: l’art officiel imposé aux débuts de l’Islam fut peu à peu rejeté au bénéfice d’un art plus local. En revanche, nous savons qu’au moment de la réaction sunnite et du mouvement seldjoukide, ce schéma à iw ns gagna d’autres régions de l’Islam. Fidélité au passé régional et échanges entre terres d’Islam apparaissent ainsi pour peu que l’archéologie sache joindre à une indispensable qualité de l’action locale des synthèses interrégionales qu’elle suscite.L’archéologie du monde hispano-maghrébin donne à ce propos d’utiles synthèses, de solides monographies et des fouilles encore trop rares et menées dans une assez vaste perspective par des équipes associant islamisants et chercheurs de toutes spécialités, témoigne pour son époque de ce que peut être une archéologie de l’Islam. On a bien mis en lumière que l’art des Omeyyades réfugiés à Cordoue apparaît comme une synthèse originale d’éléments venus de la romanité hispanique et du royaume wisigoth, d’apports de Syrie et, plus tard, de Mésopotamie ou même de Byzance: plans, tracés des arcs, appareils ou décors soigneusement analysés et confrontés, pour autant que faire se pouvait, disent avec force l’évolution de ces rencontres. Par-delà les immenses collections vouées à la monographie que nous détenons pour d’autres régions, des synthèses peuvent être tentées: on a bien senti que le Maghreb récent, parfois hostile aux apports de l’Europe, était resté perméable aux innovations venues de l’Orient islamique. On a vu surtout qu’une extraordinaire symbiose avait longtemps existé entre terres chrétiennes et terres musulmanes que tout semblait pourtant opposer. Ce sont là des leçons de méthode ou de comportement qui, confirmées par l’archéologie, devraient être d’utiles jalons pour son propre développement. Une archéologie islamique nouvelle ne peut vivre, comme les architectures anciennes, que d’une rencontre sans cesse renouvelée entre chercheurs.Ainsi, née tardivement, l’archéologie islamique a-t-elle compensé en partie son retard initial. Même si des régions entières, de la péninsule arabique à l’Indonésie, doivent désormais être l’objet de reconnaissances systématiques ou, plus simplement, de synthèses étendues aux époques les plus récentes, une énorme et utile documentation a pu être rassemblée. Le vaste champ d’exploration qui subsiste incite maintenant la discipline, par une incessante recherche de méthodes, à mieux adapter les trouvailles des techniques au domaine original qui est le sien. Surtout, l’intérêt croissant des peuples de l’Islam pour leur propre passé et le nombre des chercheurs nécessaires obligent l’archéologie islamique à renouveler sans cesse ses instruments de travail comme ses modes de vulgarisation. Conclure apparaît donc surtout risquer un regard vers l’avenir. Une vraie coopération est désormais possible et d’abord entre tous ceux qui reconnaissent dans le patrimoine islamique un reflet de leur propre histoire; recherche originale, formation et transmission au plus grand nombre les appellent à une pérenne rencontre: elle seule permettra à la discipline de s’affranchir assez des limites régionales pour définir ce que furent de siècle en siècle l’unité et la diversité associées dont nos recherches démontrent la présence à tous les moments de l’Islam.
Encyclopédie Universelle. 2012.